lecteur1Jean-Guy Giraud
Président de l’UEF-France
Joachim Müller-Borle
Économiste

Le Monde
11 février 2010

La proposition émanant essentiellement de voix françaises de mettre en place de nouveaux instruments de régulation de l’économie européenne ne peut que réjouir tous ceux qui pensent que l’UE en général et la zone euro en particulier sont mal armées pour affronter les défis de notre temps et, dans l’immédiat, de faire front à la crise économique et financière en cours. Eric le Boucher dans les Echos réclame d’urgence un renouveau fédéral. Le professeur Saint Etienne – dans Le Monde du 4 février et dans son essai « La fin de l’euro » publié en 2009 aux Editions Bourin –réclame que l’Allemagne cesse son opposition à l’émergence d’un gouvernement économique et à la mise en place d’un fédéralisme fiscal inspiré du système de la République fédérale. Voilà des alliés avisés et éloquents… Mais en regardant de plus près notamment les écrits de ce dernier, au moins les trois aspects suivant nous rendent perplexes :

Tout d’abord et surtout, il nous est conceptuellement impossible de comprendre comment un gouvernement économique et un fédéralisme fiscal pourraient fonctionner sans un gouvernement tout court et un fédéralisme général solidement structuré. La politique économique et la politique budgétaire sont imbriquées dans la politique d’ensemble, impossible de les isoler. Quant au gouvernement,  si les mots ont encore un sens, c’est un organe exécutif démocratiquement légitimé, les décisions stratégiques étant validées par des procédures à la majorité. – Devant le consensus qui règne actuellement en Europe refusant un nouveau débat institutionnel, vu le torpillage du traité constitutionnel et la laborieuse mise en place du traité de Lisbonne, il semble commode de se rabattre sur le concept flou de « gouvernance » économique à la place d’un « gouvernement ». En fait, il ne peut s’agir à défaut de nouvelles structures que de coordination accrue entre gouvernements nationaux qui restent investis du pouvoir de décision sur tout ce qui est essentiel. La lecture des conclusions du récent sommet franco-allemand confirme que c’est sur ce terrain de la coordination que le débat politique se situe et exclusivement sur ce terrain. C’est évidemment un pis aller de notre point de vue, et acceptable uniquement s’il se situe au niveau européen et dans le cadre institutionnel de l’UE et de l’Eurogroupe. Le bilatéralisme, qu’il soit franco-allemand ou autre, est une voie sans issue s’il s’agit de remettre l’économie européenne sur les rails.

Le deuxième aspect qui nous fait réagir est la thèse du professeur Saint-Etienne selon laquelle l’Allemagne est l’obstacle majeur à la mise en place de solutions viables aux problèmes auxquels l’Europe est confrontée. Dans son ouvrage déjà cité, à côté de nombreuses réflexions intéressantes et constructives, il développe même une sorte de théorie du complot : l’Allemagne mène une politique égoïste de désinflation compétitive avec l’objectif de couler l’euro et de réinstaurer un « euromark » dominant un système monétaire européen retrouvé. Comme il est impossible de prouver l’inexistence de l’inexistant, rappelons simplement que sur les dernières cinquante années, le soutien à l’union européenne a été plus constant de la part de l’Allemagne que de la France : CED, traité constitutionnel, propositions Lamers-Schäuble et Fischer qui n’ont jamais trouvé d’écho dans les autres pays, jusqu’aux programmes électoraux de tous les partis politiques allemands en vue des élections de septembre dernier. Sait-on que le parti de l’actuel vice-chancelier et ministre des affaires extérieures s’est engagé pour l’Europe fédérale ? [i]Certes, d’un programme électoral à la politique concrète, la distance peut être grande, mais notons qu’à notre connaissance aucun parti politique français ne s’est du moins récemment engagé de la sorte. Comme membre du Conseil d’Analyse Economique, le professeur Saint-Etienne aura l’occasion de voir de plus près le pays voisin, dans le cadre du travail en commun, voulu par le dernier sommet franco-allemand, entre CAE et le Sachverständigenrat allemand. Nous pensons que le blocage de la construction européenne à un niveau insuffisant relève de la responsabilité commune des élites européennes qui n’ont pas su se dégager de leurs perspectives nationales respectives.

Un exemple concret à cet égard, et c’est notre troisième point, est la façon dont le professeur Saint-Etienne regarde le paysage économique européen : il juxtapose la situation de la France à celle d’autres pays, l’Allemagne en premier lieu. Au lieu de cela, il serait judicieux de mener d’abord une analyse critique des fondamentaux de l’ensemble de la zone euro et de l’UE, puis de s’interroger sur la contribution – positive ou négative – des différents sous-ensembles (économies nationales faute de statistiques plus adaptées) aux équilibres et déséquilibres constatés. Cela en vue de concevoir des stratégies pour optimiser la contribution de chaque sous-ensemble à une meilleure performance de l’ensemble. On constaterait ainsi que la capacité exportatrice de l’Allemagne (notamment la grande exportation, hors UE) est un atout pour l’ensemble, comme le soutien à la consommation ou, plus fondamentalement, le relatif dynamisme démographique de la France sont des atouts pour l’ensemble. De façon générale, il serait souhaitable que les commentateurs économiques participent à la prise de conscience que les termes de comparaison se situent maintenant au niveau de l’UE ou de la zone euro, et non au niveau d’un pays déterminé. On a fait des gorgées chaudes du fait que la Chine a détrôné l’Allemagne dans le palmarès des « nations » exportatrices – cette comparaisqon’est tout simplement ridicule par la taille même des pays comparés. Ce qui compte, c’est la façon dont l’économie européenne profite des opportunités du marché mondial ou subit ses défis et ses contraintes.

Alors, dans l’immédiat, que pouvons-nous attendre ou revendiquer de l’UE, de la BCE et de l’Eurogroupe ? Espérer que les instruments en place seront utilisés avec pragmatisme, imagination et énergie pour surmonter la crise actuelle (le plan de soutien à la Grèce discuté au moment même où nous rédigeons ces lignes est un exemple encourageant à cet égard). Revendiquer que tous les acteurs tiennent présent à l’esprit que nos destins sont liés et que toute crispation sur les positions nationales est contreproductive. Pour le plus long terme, affirmer notre conviction que seule des structures fédérales prévoyant une autonomie aussi large que possible des états constituants, pourront répondre aux défis des temps difficiles qui sont indubitablement devant nous.

 

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