EU-2Alain Frachon
International

LE MONDE
8 juillet 2010

On s’en veut de plomber les vacances de ceux qui croient encore dans l’Europe mais les nouvelles du front sont mauvaises. Ce n’est pas seulement le dernier numéro du magazine américain Time (12 juillet), qui qualifie l’Europe de “continent perdu”. Ni la dernière livraison de Newsweek (12 juillet), qui juge les banques européennes dans un état “pire que Wall Street”.

Il y a du plus lourd, une enquête de l’excellente revue américaine The American Interest (juillet-août 2010). Elle pose une question simple : “Est-ce que l’Europe peut repartir ?” Réponse : rien n’est moins sûr.

Huit essayistes, quatre des Etats-Unis, quatre du Vieux Continent, s’interrogent sur l’avenir du projet européen. Aucun des Américains ne peut être accusé d’europhobie yankee, façon pages éditoriales du Wall Street Journal, au contraire ; de même, aucun des Européens n’appartient au camp des eurosceptiques professionnels. Leur diagnostic est pourtant identique : sauf sursaut, en général jugé improbable, le déclin de l’Union européenne (UE), en tant que puissance économique et politique singulière, est jugé quasi irréversible. Ce serait la fin d’une belle histoire, la mort annoncée de quelque chose qui appartient au XXe siècle.

Il y a d’abord un problème de foi. Pour que l’Europe continue à exister en tant que projet politique, il faut que les premiers intéressés y croient – pas seulement quelques élites, si savantes et bien intentionnées soient-elles.

Or, les Européens doutent, dit l’Américain Kurt Volker, spécialiste des relations transatlantiques à la Johns-Hopkins University School of Advanced International Studies : “Pourquoi le monde aurait-il foi dans un modèle dans lequel les Européens eux-mêmes ne paraissent plus croire ?”

On pourrait répondre à cet ancien ambassadeur des Etats-Unis à l’OTAN que les sondages sur la popularité de l’Europe auprès des Européens n’ont jamais été à sens unique : mouvement tantôt en baisse, tantôt en hausse – jamais rien de définitif. Mais si l’argument de la foi est contestable, il y a celui, plus costaud, de l’absence de sens partagé : les Européens ne s’entendent pas sur ce que doit être l’Union.

Journaliste au groupe Welt, l’Allemand Michael Stürmer estime que les dirigeants du Vieux Continent sauront éviter un effondrement de l’UE. Ce qu’ils ne peuvent plus cacher, en revanche, c’est leur incapacité “à s’entendre sur ce que serait une Union à fort contenu politique, à l’intérieur et à l’extérieur, prête à dispenser dans le monde l’influence européenne”.

Walter Laqueur, le grand historien américain d’origine allemande, est sur le même registre. Amoureux déçu du projet d’intégration européenne, il a écrit, en 2007, un livre chagrin, au titre péremptoire : Les Derniers Jours de l’Europe. Prolongeant ce triste lamento dans The American Interest, il observe que l’UE est, certes, une vaste zone de libre-échange, mais pas grand-chose d’autre. Au-delà d’une politique agricole aujourd’hui contestée et d’aides structurelles à ses régions les plus retardées, l’Union n’existe guère : pas de politique énergétique commune, ni de défense ni de diplomatie singulières qui l’identifieraient comme un Grand parmi les Grands de ce monde.

La conclusion de Laqueur est féroce. Le modèle européen se rapproche de celui que présente l’Amérique latine, écrit-il. Voilà des pays qui sont en passe d’établir une zone de libre-échange, ” entretiennent une culture ancestrale commune”, “vivent généralement en paix les uns avec les autres, et s’abstiennent de porter tort au reste du monde”…

L’UE a manqué de chance. Elle n’a pas raté son rendez-vous avec les pays de l’ex-Empire soviétique. Elle les a intégrés, mais cet élargissement – juste cause – s’est fait au détriment de son approfondissement. Cette vieille querelle ne relève pas de la rhétorique. A vingt-sept, l’Europe serait ingérable, ” étendue à un point qu’elle ne peut prendre de décision” sur les sujets qui fâchent, mais lui donneraient corps : politique énergétique et relations avec la Russie, rapport à l’islam et relations avec la Turquie, etc.

Pierre Hassner, spécialiste français des relations internationales, explique bien que cette paralysie a conduit les grands pays – notamment l’Allemagne et la France – à renationaliser certaines de leurs politiques. Quand l’élargissement eût commandé un surcroît de fédéralisme, “les principaux gouvernements européens n’ont eu de cesse d’augmenter leurs propres pouvoirs nationaux”.

La crise de l’euro a révélé la même contradiction interne. La gestion d’une monnaie commune exige une harmonisation des politiques budgétaires, que la France préconisait mais que l’Allemagne a refusée. C’est toujours le même obstacle : le fait de l’euro, comme celui de l’élargissement, supposait un surplus de “fédéralisme” au moment où l’expression était politiquement bannie, négativement connotée, censée révolter les citoyens, bref heurter la démocratie. D’où cette manière de l’Europe de faire les choses à moitié, jusqu’à l’inévitable rencontre avec le mur de la réalité.

Contradiction interne toujours : selon le Bulgare Ivan Krastev, l’Europe économique réclame une immigration plus nombreuse, que l’Europe politique n’accepte pas. L’effondrement de la démographie européenne, le vieillissement de la population appellent davantage d’immigrants, ce que les pays membres ne paraissent pas en mesure de tolérer. L’avenir social de l’UE – financement de la santé et des retraites – exigerait de réorienter l’Etat-providence en privilégiant les dépenses d’intégration des immigrants.

Autant de rendez-vous manqués avec l’Histoire condamnent-ils l’Europe ? Les auteurs sous-estiment le niveau d’intégration des législations au sein de l’UE, puissant facteur d’harmonisation intérieure. Ils négligent une de ses caractéristiques : elle est une formidable machine à produire de l’Etat de droit – à l’intérieur de ses frontières, s’entend. Ils n’en posent pas moins des questions qui font mal et que les Européens ne posent pas ou pas assez.

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